Interview de Jean-Christophe Babin: la place de Bulgari dans l’horlogerie
En 2013, puisqu’il effectuait les derniers jours de ses treize ans chez TAG Heuer, il était resté silencieux sur son arrivée à la tête de Bulgari. Juste avant l’ouverture 2014, depuis Rome, le grand patron répond aux questions que tous se posent. Et s’apprête à renouer avec le feu des projecteurs.
Comment définir la marque Bulgari aujourd’hui?
Notre métier, notre expertise, notre cœur – et c’est ce qu’on fait en Italie – c’est la joaillerie. C’est assez simple, nous sommes une marque joaillière depuis 130 ans et c’est cela que nous venons de célébrer. Le départ de la société s’est fait via la joaillerie, l’argenterie même au début, et puis rapidement, nous avons évolué vers des matériaux plus précieux.
Quelle est la principale source d’inspiration de la marque?
Au cours des décennies, la joaillerie s’est développée en s’inspirant de Rome et elle a généré des codes esthétiques et visuels comme la Parentesi, la B.Zero1, comme Serpenti. Citons des édifices tels que la basilique de Massenzio (ndlr, de Maxense) qui a plus de 500 ans. Ainsi, le gros de nos créations sont directement inspirés de 1’900 ans d'art qui s'étalent des temps étrusques au néoclassicisme. C’est ce qui fait que nous avons des codes très forts en joaillerie depuis les années 30 avec Serpenti, puis dans les années 70 avec Bulgari Bulgari qui est en fait l’expression moderne d’une monnaie romaine déclinée autant dans l’horlogerie que dans les accessoires, les lunettes…
Bvlgari Serpenti une montre de haute-joaillerie exposée à Via dei Condotti 10
Est-ce un atout pour l’horlogerie?
L’horlogerie Bulgari bénéficie énormément de ces codes issus de la joaillerie. C’est ce qui la rend si atypique dans un monde horloger qui est souvent très normé et très classique. Même si les savoir-faire suisses s’ajoutent à ces codes joailliers très romains, ce qui donne le style Bulgari, notre horlogerie crée des produits qui ont beaucoup de caractère, beaucoup de force, très architecturés, d’une certaine façon sans compromis. Des produits qui reflètent Rome, car Rome c’est grandiose, c’est la magnificence, c’est aussi une ville sans compromis, quelle que soit l’époque. Qu’il s’agisse du Palais du Colisée qui remonte aux temps des Romains, ou des palais plus récents des périodes néoclassiques, il y a une puissance, une opulence qu’on retrouve dans notre joaillerie et dans nos montres.
Comme l’Octo par exemple?
Une Octo, c’est quelque chose d’architecturé, ce n’est pas une montre très classique, ronde, plate… Il y a volontairement le désir, en termes de design, de s'accrocher à ces codes qui font de Rome une ville totalement unique. Et nous y ajoutons un savoir-faire suisse qui n'a rien à envier aux plus grandes manufactures, puisque nous sommes une des seules marques capables de faire ses mouvements mécaniques, ses cadrans, ses bracelets et ses boîtes. C'est un peu la magie de l’horlogerie Bulgari que d'avoir d’une part le meilleur du savoir faire suisse dans tous les métiers principaux qui font la grande horlogerie, et d’autre part, une inspiration design à laquelle aucune marque purement suisse ne peut prétendre. En effet, une création au Sentier, au Locle et à Genève, dans un environnement culturel certes intéressant, reste incomparable face à la richesse et à l’inspiration que peut transmettre une ville comme Rome.
Comment s’annonce Baselworld 2014?
Nous avons déjà quelques icônes dans l’horlogerie. Je pense que la plus connue est de très loin la Bulgari-Bulgari. Elle est intéressante car elle s’adresse aux hommes autant qu’aux femmes. Elle est née homme en 1975 avec la Bulgari Roma que nous avons réintroduite cette année dans le cadre des 130 ans, mais elle est également femme. Puis, nous avons une autre icône qui s’appelle Serpenti, qui n’est que féminine. Or nous allons pousser la féminité de la marque puisque, comme marque joaillière, nous sommes avant tout attendus chez les femmes. Cela ne veut pas dire que nous ne nous occupons pas des hommes, mais la femme reste très centrale chez Bulgari…
Comment se traduira cette centralisation sur la femme?
Nous ajoutons cette année à Bulgari Bulgari et à Serpenti une nouvelle ligne exclusivement femme, plus conventionnelle que la Serpenti qui reste un parti pris extrêmement polarisant puisque porter un «serpent» n’est pas quelque chose qu’on peut faire tous les jours et par tout le monde. Cette nouvelle montre, très joaillière d’une certaine façon, est plus «quotidienne», plus universelle et aussi plus accessible côté prix, puisque Serpenti, de part la complexité de son bracelet, reste une montre chère à fabriquer et donc chère à la vente également. Là, en nous inspirant des codes Bulgari et en nous appuyant sur nos racines, nous arrivons avec une ligne purement féminine dont le positionnement, entre 3'500 euros jusqu’à 25'000 pour les versions avec diamants, se situe entre la Bulgari Bulgari et la Serpenti. Grande nouveauté, elle est en acier-or.
Jean-Christophe Babin, Carla Bruni-Sarkozy, Ignazio Marino & Shu Qi à l'inauguration Via dei Condotti
Acier-or, pouvez-vous développer?
C’est une toute nouvelle pièce, créée à partir d’une feuille blanche. Acier or signifie que c’est un parti pris qui nous amènera, et non l’inverse, vers l’or blanc, l’or rose, et d’autres matières nobles. Cela peut être perçu comme un goût très asiatique, mais cette tendance devient de plus en plus occidentale aussi. Une de nos priorités dans l’horlogerie, c’est donc de souligner l’aspect féminin de la marque. Certes, nous vendons déjà des montres aux femmes, mais nous pouvons faire mieux. Et justement, pour y parvenir, il nous manquait cette ligne que nous lançons à Bâle. Universelle, polyvalente dans sa construction, quotidienne, qui permet des combinaisons de matériaux différents, mécanique ou à quartz. Ce n’est pas une révolution, c’est combler une offre qui ne figurait pas dans notre portefeuille. Nous allons également offrir à cette ligne un soutien publicitaire en cohérence avec nos ambitions.
Quant à l’Octo, 2014 sera aussi son année?
A Bâle cette année, Octo devient une vraie collection masculine. Elle n’est plus une montre trois-aiguilles de 41mm, avec un mouvement Vaucher. Elle se décline désormais en plusieurs tailles, elle est devenue chronographe, elle s’ouvre aux complications, jouant toujours dans le registre de l’élégance et des matériaux. Elle ne sera plus uniquement or ou acier, mais elle sera aussi acier-or, ou platine. Ainsi lançons-nous le tourbillon le plus plat du monde! L’octo devient une ligne de manufacture intégrée puisque ses boîtes et ses cadrans sont faits à l’interne.
Quid de sa motorisation?
La collection Octo est l’expression à la fois de l’art italien pour le design et du savoir-faire suisse pour les mouvements puisque tous les modèles seront motorisés par des calibres manufacture, ce qui est totalement unique et atteste de notre savoir-faire en horlogerie indépendamment de notre savoir-faire joaillier. Pour le modèle trois-aiguille, il y a notre calibre de base 191 devenu Solo Tempo. Pour le chronographe, on utilisera une base El Primero, c’est à dire ce qui se fait de mieux en matière de chronographe. Puis, avec notre mouvement extra-plat Octo Finissimo, nous allons vers les complications. Comme Solo Tempo, Octo Finissimo est un calibre entièrement développé à l’interne, à partir d’une feuille blanche. Hormis le chronographe avec l’El Primero qui reste un cousin, nous serons 100% Bulgari.
Continuerez-vous à utiliser les noms Daniel Roth et Gerald Genta qui font partie de l’histoire horlogère?
Lorsque nous avons racheté Daniel Roth et Gerald Genta, nous avons acquis un savoir faire composé de maîtres horlogers et de mouvements. Ce sont eux qui nous permettent aujourd’hui de donner naissance par exemple au tourbillon le plus plat du monde développé complètement à l’interne. Sans cet apport de savoir-faire, nous n’aurions pas la maîtrise qui est la nôtre aujourd’hui en matière de haute horlogerie. Mais le passé, c’est le passé comme en témoignent nos nouveaux mouvements qui n’ont plus rien à avoir avec ces deux noms que nous respectons et qui nous ont inspirés, si ce n'est effectivement qu'ils ont bénéficié d'un know how que l'acquisition nous a permis de nous approprier. Ces deux marques sont connues aujourd’hui par un faible pourcentage d’acheteurs qui se réduit chaque année un peu plus puisque la marque Bulgari dispose d’une puissance et d’une notoriété horlogère plus importante. Une notoriété qu’elle doit à son statut de marque de luxe qui fait beaucoup de communication.
A propos de communication, les célébrités sont-elles aussi au programme chez Bulgari?
Certains joailliers revendiquent d’être les joailliers des rois. Nous, nous sommes plutôt le joaillier des stars, Cinecittà, Hollywood… Bulgari a toujours été très lié au monde du glamour et à celui des arts, mais plus par la présence de ses produits autour du cou et du poignet des stars que par la publicité. Notre dernière campagne avec Carla Bruni illustre le style et le raffinement, ainsi que notre italiennité, au travers d’une femme qui est aussi un personnage de caractère, très chaleureuse, très accessible. Une ambassadrice atypique qui ne vient pas du cinéma, mais de la musique, avec une dimension politique qu’on ne peut écarter. Pour beaucoup de gens, son statut de First Lady est fascinant. Le pouvoir a toujours quelque chose de fascinant.
Êtes-vous toujours en contact avec des stars comme Cameron Diaz que vous avez côtoyées?
Ce sont des relations proches, je ne sais pas si on peut dire amicales. Mais il est fréquent que je reçoive un sms ou un email ou que j’en envoie. Donc, nous restons en contact et qui sait, si nous avons un événement et que Cameron Diaz est dans le coin, cela me fera plaisir si elle peut venir.
Quelle est la part de l’horlogerie chez Bulgari?
L’horlogerie est plus petite que la joaillerie. Elle reste un des trois grands piliers avec les parfums, un pilier où le prix moyen – environ 8'000 francs – est plus important que celui des bijoux même si l’on des pièces à plusieurs millions de francs et des pièces plus accessibles, qui coûtent un peu plus de 1000 francs. Or, nous n’avons pas de montre à ce prix. Le prix moyen d’une montre est plus élevé que celui de toutes les catégories dans lesquelles nous évoluons.
Quelles sont vos ambitions pour Bulgari?
Il faut être humble quand on reprend la direction d’une telle maison avec cette réputation assise sur 130 ans d’histoire et ces codes forts, avec des success stories incroyables: par exemple, entre 1990 et 2005, Bulgari était la marque qui globalement, dans le luxe, a eu la croissance la plus forte et la plus régulière. Il faut donc donner un crédit énorme aux gens qui m’ont précédé et aborder ce challenge avec beaucoup d’humilité. La continuité de Bulgari Bulgari, dont les codes nourriront aussi l’univers des parfums ou des sacs, les extensions de gammes qui vont intensifier l’offre joaillière et qui vont permettre de couvrir un spectre plus étendu de consommateurs, devraient replacer Bulgari plus dans les main streams de sorte à ce que notre marque parvienne rapidement au top 10 mondial. Aujourd’hui, nous sommes dans le top 15 et il n’y a pas de raison que nous ne passions pas dans le top 10!